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1999 08 * Le Monde Diplomatique * Télésurveillance globale * Paul Virilio

http://www.monde-diplomatique.fr/1999/08/VIRILIO/12332.html

Le 11 août, une partie de l'Europe va subir une éclipse totale du Soleil. Phénomène prévisible, l'occultation du grand luminaire cosmique a toujours symbolisé une catastrophe majeure. Mais l'inverse, la surexposition de notre planète au regard des satellites espions, qui voient tout, surveillent tout, contrôlent tout, n'annonce-t-elle pas aussi une autre forme de catastrophe?


Par PAUL VIRILIO, Philosophe et urbaniste. Auteur, entre autres, de La Bombe informatique, Galilée, Paris, 1998. Le texte ci-dessus est extrait de son prochain ouvrage, Stratégie de la déception, à paraître le 23 septembre aux éditions Galilée, Paris.

LE phénomène historique qui mène à la mondialisation exige toujours plus de lumière, toujours plus d'illumination. C'est ainsi que se met maintenant en place une télésurveillance globale qui ne s'embarrasse d'aucun préjugé éthique ou diplomatique. L'actuelle globalisation des activités internationales rendant indispensable à terme une vision cyclopéenne ou, plus exactement, une vision cyber-optique.

Plus s'accroît l'interactivité globale et plus l'exigence d'une vision panoptique et totalitaire s'impose. A la fameuse «bulle virtuelle» de l'économie du marché unique succède cette bulle visuelle où l'amplification des apparences jouera bientôt le même rôle multiplicateur que celui de la spéculation financière. L'optique électronique se confondant, cette fois, avec la lumière de la vitesse des ondes électromagnétiques.

A la fin de l'année 1996, à côté de la National Security Agency (NSA) chargée, par le biais du système Echelon, de l'écoute de toutes les communications - téléphone, fax, télex, etc. - à l'échelle de notre planète(1), les Etats-Unis lançaient une agence nouvelle : la National Imagery and Mapping Agency (NIMA).

Regroupant près de 10 000 personnes, cette agence, dépendant du Pentagone, devait centraliser l'ensemble des vues captées par les satellites militaires et oeuvrer à l'élaboration d'un standard de traitement numérique de ces images, nommé NIFTS. Permettant la transmission d'images en temps réel, ce standard devait initialement ne concerner que les utilisateurs relevant du département de la défense et du renseignement, mais l'importance de l'observation spatiale et sa rationalité économique ne devaient pas échapper longtemps aux théoriciens de la cyber-guerre (infowar).

Dès 1997, la NIMA décidait donc de participer au programme «Global Information Dominance», dont l'objectif est de contrôler l'exploitation du flux de l'imagerie commerciale dans le monde. Dans ce but, l'Agence accorde jusqu'à 5 millions de dollars aux entreprises, tant américaines qu'étrangères, rendant inter-opérables leurs systèmes de traitement de données et s'engageant à respecter des délais très courts de fourniture des images. La NIMA rediffuse ensuite ces documents vers les militaires des Etats-Unis, mais aussi vers des clients civils, américains ou étrangers. Devenir ainsi le point de passage obligé des images commerciales, par le biais d'une politique d'achat et de distribution à grande échelle, c'est donc la parade trouvée par le Pentagone et la Central Intelligence Agency (CIA) pour entraver la mise en place d'un marché libre de l'imagerie spatiale.

Avec cette agence de télésurveillance globale, les Etats-Unis disposent désormais pour les télécommunications internationales d'une structure de contrôle aussi efficace que celles qu'ils avaient mises en place, au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour surveiller les communications des pays de l'Est.

Observons maintenant quelques événements panoptiques récents : le 12 avril 1999, la chaîne de télévision ABC informait son public que le Pentagone disposait d'images satellite prouvant l'existence de charniers au Kosovo. «La chaîne parle d'une centaine d'endroits où la terre a été retournée(2)ABC n'a toutefois montré aucune de ces images, mais la haute définition des clichés satellite est telle que la probabilité de ce genre de preuve paraît grande.

Deux jours plus tôt, le 10 avril, le Pentagone avait rendu publiques des photos satellite montrant des groupes de Kosovars campant sur des collines après avoir fui leurs villages. Cela sans préciser la possible corrélation entre cette fuite et de préalables atrocités...L'horizon s'éclipse

APRÈS l'oeil de Dieu poursuivant Caïn jusque dans sa tombe, c'est maintenant l'oeil de l'humanité survolant les continents. On devine mieux ainsi la dimension éthique et politique du programme de contrôle visuel orbital «Global Information Dominance», et les légitimes inquiétudes de l'Europe en matière de télésurveillance, dont l'agence Eucosat a récemment témoigné à Bruxelles, en apprenant l'ouverture de la NIMA.

Après les grandes oreilles du réseau Echelon de la National Security Agency s'ouvrent donc les redoutables grands yeux de la National Imagery and Mapping Agency, illustrant à la perfection la déclaration du chef d'état-major de l'US Air Force, en 1997, devant la Chambre des représentants à Washington : «Au premier trimestre du XXIe siècle, nous serons capables de trouver, suivre et cibler quasiment en temps réel n'importe quel élément d'importance en mouvement à la surface de la Terre(3)

Le vieux projet de la guerre froide, Open Sky (Ciel ouvert) se réalise au-delà même des objectifs prévus ! La dérégulation du transport aérien s'étend maintenant à celle de la transmission tous azimuts des images captées par satellite ! Soudain, le ciel-atmosphère se dissipe, cède sa luminosité à l'écran, en attendant que le lancement des premiers satellites de réverbération de la lumière solaire dissipe à son tour l'obscurité de la nuit... De fait, la vitesse de la lumière dans le vide n'a jamais servi à se déplacer, à avancer, mais uniquement à voir, à pré-voir. La vitesse limite de la lumière n'est donc que l'autre nom de l'illumination, ou plutôt de l'illuminisme politico-stratégique du temps présent. Ce temps réel qui domine désormais l'espace réel des continents.

La lumière indirecte de la vitesse des ondes n'a plus rien à voir - c'est le cas de le dire - avec celle, directe, de l'ensoleillement saisonnier, celle de l'alternance diurne/nocturne, ni non plus, d'ailleurs, avec celle du jour astronomique et de son éclipse du 11 août 1999. Non, ce qui s'éclipse maintenant, c'est l'horizon terrestre, cette ligne qui organisait le champ de perception et qui cède désormais la place à l'écran. Ce qui se referme ainsi, ce n'est pas seulement l'image ou le son de la télévision, mais la réalité des apparences sensibles. A l'ancienne représentation du tableau ou de la photographie succède l'intempestive présentation de ce qui se passe maintenant, mais là-bas, aux antipodes du globe.

Ainsi, l'ancienne limite entre le ciel et la Terre, qui balisait nos positionnements successifs, a-t-elle été éclipsée, et ne subsiste plus que l'horizon mental de nos mémoires infidèles(4)...

Voyages virtuels

L'ART du ciel possède une très longue histoire, comme si le firmament était le tout premier spectacle de masse. D'ailleurs, au cours des années 30, la projection de films sur le plafond nuageux fut souvent utilisée. De même, les salles obscures des premiers cinémas sonores possédaient souvent un toit ouvrant qui permettait d'apercevoir la nuit étoilée dès que la belle saison s'annonçait. Aux Etats-Unis, les drive-in ne s'encombrent même pas de salle de spectacle, puisque dès la tombée du jour s'illumine l'écran des nuits blanches.

Il est étrange de constater la répétition, infructueuse jusqu'ici, qui consiste à placer en orbite, non plus des satellites de transmission de télécommunications, mais des satellites de réverbération de la lumière solaire destinés à remplir le rôle de «lunes artificielles» qui éclaireraient a giorno l'espace nocturne de nos métropoles, à la manière de ces boules miroitantes qui illuminent les boîtes de nuit(5).

Mais la toute dernière tentative pour réaliser la confusion du firmament et de l'art des images en mouvement, c'est le projet du cybercinéma mis au point dans les studios de Babelsberg, à Berlin, par l'équipe de Peter Fleischmann. Comme l'expliquait un spécialiste français mobilisé par le développement de ce cinéma cybernétique : «La moitié du territoire européen se trouve à plus de trente minutes d'un quelconque lieu de projection. C'est beaucoup(6)

Cette volonté de diffuser, par satellite, le cinéma dans les zones isolées, privées de salles de spectacle, n'est pas seulement justifiée par les problèmes de la distribution des films, elle est aussi indirectement liée à la prolifération prochaine de ce cinéma portable dont les lunettes-vidéo de Sony - les Glasstron - ne sont jamais qu'un prototype coûteux. Le voyage virtuel du «septième art» ne fait tout juste que débuter.

Au XXIe siècle, il faudra donc s'attendre à ce que la diffusion de l'imagerie numérique à partir de satellites inonde la Terre entière, atteignant ainsi chacun de ses habitants. «Devenir un film», tel sera le destin de «l'être au monde», car le visio-casque donne la sensation, non plus d'assister à un spectacle «extérieur», mais bien celle d'être dans le film !

Vision d'avenir de la cyber-optique, où la distinction entre le virtuel et le réel sera devenue indiscernable, l'illusion de la projection supplantant la réalité de l'illumination. Dans l'avenir, la projection de la réalité virtuelle d'un déplacement pourra suppléer la réalité actuelle du voyage, de tous les voyages. Ainsi, lorsqu'on observe les dernières prouesses du parcours circumterrestre de ces pseudo-satellites que sont les ballons stratosphériques, tel Breitling Orbiter III, qui a bouclé en moins de trois semaines le premier tour du monde en se laissant porter par le jet-stream, ce courant d'air qui ceinture la planète d'ouest en est, ne s'agit-il pas déjà d'un substitut de navigation ? Sorte de «surf» pas très différent de celui d'internautes adeptes des Webcam, qui accomplissent eux aussi le survol virtuel des continents sur leurs écrans... Enfermés pendant vingt jours dans une minuscule cabine pressurisée, les deux aéronautes ont pu scruter les océans, la Terre et ses continents, par de minuscules hublots, pas très différents de l'écran de l'ordinateur...

D'ailleurs, pour illustrer encore ce dépassement de la navigation réelle par la navigation virtuelle, remarquons que l'un des aéronautes, le psychiatre suisse Bertrand Picard, est un adepte de l'hypnose pour soulager le stress, la fatigue nerveuse de ce genre de voyage, qui s'apparente, selon lui, à une psychothérapie : «En ballon, déclare-t-il, pour modifier sa direction, il faut changer d'altitude. De même, l'être humain doit apprendre à s'élever sur le plan spirituel pour trouver une autre direction qui lui permette de redevenir maître de son existence(7)

Le centre de la NASA transformé en régie vidéo au cours de l'été 1998, ses informaticiens n'étaient guère différents de la foule des téléspectateurs qui avaient assisté, en juillet 1969, à l'alunissage de la mission Apollo XI. En fait, c'est la fin de l'avenir radieux de l'astronautique : on n'explore plus réellement l'espace cosmique, on se contente désormais de le mesurer à l'aide de sondes automatiques.

Là aussi, le voyageur intersidéral cède la place au téléspectateur et au téléopérateur de la NASA. Comme l'explique M. Edward Stone, le directeur du Centre chargé de la conduite des sondes spatiales aux Etats-Unis, à l'origine des programmes Voyager I et II, lancés il y a vingt ans : «Ces vaisseaux automatiques représentent un exploit supérieur à l'envoi de l'homme dans l'espace ou à la conquête de la Lune. Ces deux robots nous en ont appris beaucoup plus sur le système solaire que tous les astronomes depuis Ptolémée, puisqu'ils sont allés là où aucun instrument fabriqué par l'homme n'est jamais allé effectuer des mesures.»

Fin de partie de l'aventure interplanétaire, c'est le discrédit annoncé de l'homme au travail, ce «navigateur des vols habités» qui ne se contentait pas de prendre la mesure, mais donnait toute sa mesure à la réalité du monde terrestre, comme de l'outre-monde. Ecoutons le récit des passagers de la cinquième mission de la navette Discovery : «Le premier jour, nous regardions notre pays. Le troisième ou le quatrième, nous nous montrions les continents. Le cinquième jour, nous avions tous compris qu'il n'y a que la Terre.»

Mais avec cet élargissement du champ de vision, après plusieurs semaines ou plusieurs mois passés dans la station Mir - aujourd'hui menacée de naufrage -, ne reste qu'à contempler la nuit éternelle, le silence de ces espaces infinis où les distances n'ont aucun sens, puisque la durée du voyage outrepasse les possibilités biologiques de la vie. A moins d'envisager le clonage de l'équipage, comme on a inventé hier la fusée à étages, il faudrait pratiquer la résurrection par duplication pour espérer voyager des dizaines d'années à la vitesse d'échappement (40 000 kilomètres- heure et au-delà...) vers les frontières des galaxies. A moins que la vitesse de la lumière ne soit à son tour subvertie, la téléportation succédant au transport du passager !

Mais n'en est-il pas finalement de même avec le téléguidage d'opérations lointaines, telles celles du robot Sojourner de la mission Mars Pathfinder ? D'où ce soudain dédoublement de la réalité de l'acte d'un sujet - le télé-opérateur - désormais moins impliqué dans sa gestualité que simplement dupliqué dans sa présence à distance, c'est-à- dire dans sa présence au monde(8). Ecoutons, par exemple, le récit d'un scientifique français à propos du retour-image de la sonde Voyager II parvenant, en 1989, aux abords de la planète Neptune : «J'ai l'impression d'être sur le gaillard d'avant de la caravelle de Christophe Colomb abordant, en 1492, les côtes de l'Amérique.»

Ainsi, à la réalité de l'espace-temps de nos déplacements physiques, et à la perspective qui organisait, depuis plus de cinq siècles, notre vision du monde commence à se substituer une sorte de stéréo-réalité. Une réalité actuelle (immédiate) où se déplace notre corps, et une réalité virtuelle (multimédiatique) où s'engage de plus en plus souvent notre relation au monde et à ceux qui se tiennent au loin, sur d'autres continents, aux antipodes.

Avec cette domination du point de vue orbital, la mise en orbite d'une infinité de satellites d'observation tend à favoriser la vision globalitaire. Pour «diriger» sa vie, il ne s'agit plus d'observer ce qui se passe devant mais au- dessus de soi. La dimension zénithale l'emporte de loin - ou plutôt de haut - sur l'horizontale, et ce n'est pas une mince affaire puisque ce «point de vue de Sirius» efface alors toute perspective.

 

(1) Lire Philippe Rivière, «Le système Echelon», Manière de voir, no 46, juillet-août 1999.

(2) Le Monde, 13 avril 1999.

(3) Libération, 20 avril 1999.

(4) Cf., à ce sujet, le système de positionnement par satellite dénommé Global Positioning System (GPS).

(5) Le projet Znamia, autrement dit l'expérience «nouvelle lumière» lancée par la station Mir, le miroir spatial, a échoué pour la seconde fois pendant l'hiver 1998-1999.

(6) Le Monde, 28 novembre 1998.

(7) L'Evénement, 25 mars 1999.

(8) Soucieux de se trouver un «saint patron», certains adeptes d'Internet viennent d'adopter San Pedro Regalado comme «saint des internautes», à cause de ses capacités mystiques à se trouver, en même temps, à deux endroits à la fois. Nom de cette prouesse : la bi- location.